samedi 28 février 2015

American Sniper, de Clint Eastwood (2015)



American Sniper, réalisé par Clint Eastwood, avec Bradley Cooper, Sierra Miller, Jake McDorman (02h12min)

Synopsis

Adaptation biographique de la vie de Chris Kyle, réputé comme le sniper le plus dangereux de l'histoire américaine. Entre ses escales répétées en Irak et sa vie de famille, le soldat doit chercher un équilibre pour rester au contact de la réalité, sauver des vies et revenir auprès des siens tel qu'il les a quittés...

La critique de Boschomy

Clint Eastwood. L'Amérique. La guerre. Le patriotisme. Une grande histoire d'amour, en quelque sorte. Lorsque le géant américain décide d'adapter à l'écran l'histoire de Chris Kyle, réputé comme le sniper le plus redoutable de l'histoire des États-Unis, les corps se crispent, les peurs resurgissent : le réalisateur va-t-il rouvrir les plaies à peine cicatrisées sur le traumatisme irakien et ses conséquences ? Va-t-il, comme a pu le faire Kathryn Bigelow avant lui, relancer le débat autour de l'interventionnisme américain et de ses limites? La polémique a resurgi de façon instantanée outre-Atlantique, alors même qu'American Sniper s'annonce comme le plus grand succès commercial de ce début année. Dès lors, doit-on y voir un brûlot propagandiste ou un singulier effort cinématographique?



Chris Kyle est un personnage haut en couleurs : patriote convaincu, issu d'une famille texane des plus traditionnelles, il s'affiche comme le pur produit de la guerre qu'il entend mener pour sauver son pays. La guerre devient très vite l'obsession de son existence. Rien de mieux dès lors que d'en faire un épigone cinématographique. Eastwood ne s'y trompe pas et centralise presque exclusivement son film sur la vie de l'apprenti tireur d'élite, optant pour un récit de vie linéaire s'échelonnant sur les différentes échéances militaires. Peu est finalement dit sur la guerre en elle-même, sur ses motivations, sur sa légitimité et l'on comprend assez vite que ce n'est pas ce qui intéresse le réalisateur américain. Ce qui l'intéresse davantage en revanche, c'est la métamorphose de son protagoniste, qui en vient à personnifier le conflit et en structure les grandes inflexions. Aidé par une adaptation scénaristique généreuse, Eastwood se fait le rapporteur d'une violence qu'il entend objectiver : la barbarie terroriste, l'âpreté des affrontements, les pertes incommensurables liées à la guerre, l'érosion du patriotisme... On voit passer tout au long d'American Sniper les grands thèmes de prédilection de la guerre adaptée à l'écran. La représentation n'est pas sans exaction certes, mais se sert avec habileté de la médiation permise par le récit biographique (dont on sent qu'il peut se transformer d'un moment à l'autre en hagiographie pure et simple), à la fois pour ne pas se lancer dans le débat sans fin sur les intentions et afin de pouvoir parler de la guerre sous un angle assez personnel pour ne pas lever les soupçons... autant que possible.

Cette vraie-fausse objectivation qui gravite autour du sniper fait la force du film : la guerre à laquelle participe Chris est sans cesse mise en exergue avec la guerre intérieure qui se déchaîne chez le soldat. Par un jeu de miroir, Eastwood alterne entre scènes de guerre et instants de vie privée pour faire résonner la fibre patriotique. Le procédé est loin d'être novateur mais permet à American Sniper d'échapper à des partis pris trop radicaux qui ont souvent décrédibilisé nombre d'entreprises du genre. Bradley Cooper embrasse avec conviction le rôle ambigu qui lui est donné ici, un rôle à contre-emploi qui fait ressortir toute la contrariété d'un personnage de plus en plus inquiétant au fil des péripéties. Dès lors, Chris Kyle apparaît comme le parangon d'un conflit insoluble, dans une position d'autant plus insoutenable que le caractère exceptionnel de ses exploits personnels en tant que soldat s'amenuise alors que la guerre s'enlise. Eastwood se complaît dans cette position de démiurge, qui lui permet à la fois d'exalter le vecteur patriotique tout en rappelant que la guerre est aussi un drame tantôt horrible, tantôt nécessaire, et souvent les deux en même temps.



Pourtant, les velléités d'ambivalence qu'affiche le film finissent justement par lui manquer. Si le réalisateur de Million Dollar Baby s'approprie son personnage avec aisance, il finit par lui procurer une posture trop passive : quand Chris Kyle retourne à la guerre lors de nouvelles opérations OPEX, il ne devient plus qu'un acteur mécanique du conflit alors même que l'accélération des opérations aurait été l'occasion de retourner drastiquement la situation. En lieu et place des étreintes morales que l'on pouvait espérer, c'est la guerre, aride et automatique, qui reprend ses droits, et si l'acupression qu'exerce Eastwood maintient la solidité de son cinéma, il perd en contrepartie la possibilité précieuse d'apporter un peu d'ambivalence à son portrait. Moins faire de Chris Kyle un parangon guerrier, et plus en faire un homme, voilà ce que loupe Clint Eastwood, alors même que le début de son film laisser présager le contraire. La trop rapide expédition de l'acte final en est un symptôme : une fois le soldat définitivement à la retraite, le film se précipite vers une conclusion maladroitement incarnée par un bref rappel biographique et un générique apologétique qui sonne creux. Le héros-martyr rentre dans la légende par la petite porte, car on ne lui donne pas l'entière opportunité d'incarner à la fois les ambitions glorieuses de la guerre et ses méandres. En définitive, en façonnant son personnage à l'image d'une philosophie de vie ("ni loup, ni mouton" comme l'inculque la figure paternelle), Eastwood fait aussi le choix de le cantonner à une ligne morale un brin rigide, surtout pour les modalités de l'exercice cinématographique.

Loin du portait unilatéral auquel on pouvait s'attendre, American Sniper réalise peu ou prou le cahier des charges que lui assigne Eastwood, qui s'empare et garde le contrôle de son film jusqu'au bout, lui permettant de le modeler à l'image de sa ligne idéologique, cependant nuancée par l'individualisation de son incarnation. La nécessité de la guerre est ancrée dans l'histoire mais c'est bel et bien Chris Kyle qui se révèle comme l'alpha et l'oméga de ce conflit, de ses justifications, des moments de gloire et de ses errements. Le réalisateur américain n'ose pour autant jamais franchir la porte lui permettant de sortir du bunker dans lequel il s'enferme progressivement avec son personnage : l'ambivalence finit par manquer, alors que c'est elle qui motive en grande partie la progression du film. American Sniper n'en reste pas moins un solide moment de cinéma, ne souffrant d'aucune faille formelle et évitant le piège de la représentation blasphématoire : on lui reprochera juste de rester trop en sécurité tout là-haut, surplombant un conflit pas tout à fait comme un loup, ni tout à fait comme un mouton. 

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